Seul dossier tunisien sélectionné par le Fonds africain pour la Culture (African Culture Fund/ACF), le projet de Mohamed Sami Bchir, «Les quarante et un regards dans l’art et la passion», est une œuvre nomade, comme nous l’a signalé cet artiste plasticien multidisciplinaire dans cette interview qu’il a eu l’amabilité de nous accorder.
Zouhour Harbaoui : Pourquoi avoir postulé pour le Fonds africain pour la Culture (African Culture Fund/ACF) ?
Mohamed Sami BCHIR : Avoir recours à un instrument africain de la culture est un comportement naturel lié à notre identité africaine. Cette affiliation n’est pas seulement un code identitaire dans lequel on s’inscrit, mais aussi un profil interculturel dont on fait partie intégrante sur les plans historique, anthropologique et artistique. Nous les Africains, nous avons la mission de créer notre devenir culturel commun et de tracer les préludes d’un nouveau paysage authentique et propre à l’Afrique. Je crois dans le potentiel dont en dispose notre continent, en matière des sources d’inspiration, de soutien à la production et d’exposition.
Comment avez-vous entendu parler de ce fonds ?
Depuis mon retour de la Cité Internationales des Arts de Paris (NDLR : Mohamed Sami Bchir est docteur diplômé de la Sorbonne et ancien résidant de la Cité Internationale d’Ars de Paris), je suis parti comme dans un long pèlerinage interne, au plus profond de moi-même, et vers mes racines, ma tunisianité, mon africanité. Depuis, j’ai prêté plus d’attention à notre continent et aux opportunités qui s’y développent. Quand le Fond Africain pour la Culture (ACF), qui est un cadre propice pour le développement de ce genre de projets artistiques au niveau du continent, a présenté cette opportunité, j’ai senti que ce devait être ma mission d’y participer.
Parlez-nous de votre projet «Les quarante et un regards dans l’art et la passion», sélectionné par l’ACF.
Il s’agit d’une œuvre nomade, transportable et modulable, sous forme d’une «installation-tableau», revisitant les espaces architectoniques et archéologique de la Tunisie. Mon œuvre favorise un discours intergénérationnel et tente de créer un nouveau dialogue réceptif entre population locale et l’espace identitaire. Mon approche s’appuie sur une trilogie de citoyenneté, d’amour et de paix.
Mon «installation-nomade» sera disposée dans différents lieux patrimoniaux dont ceux agréés par l’UNESCO comme Patrimoine Mondiale (Colisée romain d’El Djem, etc.) et d’autres sites-phares (Planète «Tatooine» de la saga Star Wars, etc.). Dès lors, mon œuvre nomade est évolutive et divisible. Elle permet à chaque nouvelle installation des résultantes artistiques et esthétiques différentes. La poïétique du nomadisme œuvrée dans ma pratique se trame et se tresse entre l’héritage patrimonial et l’espace de notre quotidien.

La question qui me préoccupe, aussi, est de découvrir comment je pourrais me placer artistiquement et esthétiquement par rapport aux variables visuelles de notre grand héritage tunisien africain et quelle identité visuelle je pourrais déceler, découvrir et développer à travers mon œuvre nomade ?
«Les quarante et un regards dans l’art et la passion» est l’œuvre d’un «puzzle» jamais monté de la même façon et dont les 120 peintures/pièces environ sont démontables, transportables et interchangeables dans des lieux versatiles. Mon œuvre se conjugue comme dans l’infini et ne se compose jamais dans l’espace d’ostentation de la même façon. L’œuvre communique avec le lieu. Le lieu aussi communique avec l’œuvre dans une osmose initiatique qui recrée incessamment les emprunts de nos regards. Ces «regards» qui s’ouvrent simultanément comme dans un double espace/temps franchissant, traversant et réversible.
Pourquoi ce projet est si important pour vous ?
On commence souvent au milieu des choses, à mi-chemin et au croisement des sens. Ce projet est particulièrement important dans ma démarche artistique car il représente justement les entrelacements d’un cheminement artistique et intellectuel qui s’ouvre non seulement sur l’univers de l’artiste, mais aussi et surtout sur les intervalles sensibles de l’altérité avec toutes ses divergences et ses diversités. Dès lors, mes motivations se dirigent vers l’aventure et l’ouverture de la pratique artistique contemporaine sur l’environnement culturel et l’implication des différentes générations dans le déroulement de l’œuvre en cours. Cela me permet de transgresser les étroitures des cadres conventionnels tel que les musées et les galeries. Dans ses différentes stations, mon projet dépend d’une pratique artistique qui émane d’un croisement entre l’œuvre et les lieux, les «milieux» au disant les mille et un lieux. Ceci peut être considéré comme une reprise des sentiers de nos tribus-origines nomades tunisiennes africaines vers Frigua ou autres.
Notons toutefois que la décentralisation dans ma pratique nomade émane d’une philosophie fidèle à notre anthropologie, faisant de chaque communauté un vivier et un laboratoire d’idées et de pratiques d’expressions distinct. Cette richesse et cette diversité considèrent l’œuvre comme le produit des affrontements durables et inévitables des formes ouvertes de l’espace (Dougga, El Ghriba, Bardo, etc.) à l’innovation, la sagesse des populations et les forces occultes et accablantes de la nature.
La contemporanéité telle que je l’envisage dans ma pratique artistique part au milieu du local et de l’ancestral afin de tramer une multitude de regards et d’interprétations.
Vous êtes un artiste plutôt discret. Pourquoi jouer sur ce registre de la discrétion alors qu’en général les artistes veulent être connus et reconnus ?
La discrétion est à l’instar d’une distance qui, paradoxalement, nous rapproche de l’artiste et de son œuvre. Pour mieux regarder et entendre le monde qui s’exhibe à notre vue, à notre pensée, il faut certainement du recul. C’est dans ce recul que s’inscrit en majeure partie ma discrétion. Ajouterai-je que la discrétion est un art en soi pour lequel on doit être conscient de son esthétisme, car le silence est aussi un langage qui se compose comme les vides à travers une œuvre visuelle ou musicale.
La discrétion a des textures, des couleurs, des formes et des volumes bien variés… Oui, je suis discret non pas par timidité, mais par refus de tout tumulte creux du monde unidimensionnel qui réfute l’autre et rejette ses raisons d’être. D’où mon penchant pour mon identité africaine et ma terre-mère.
Je me considère en mission d’expression artistique, mais aussi je suis le témoin de mon époque. Non seulement je rêve d’un futur culturel pour notre continent, mais j’y participe vivement !
Ma discrétion est faite par les prémisses de ma propre révolte. La parole n’est-elle qu’une empreinte qui se mérite non pas pour célébrer l’artiste, mais pour faire connaître l’œuvre ? L’artiste n’est-il pas enfin que l’enfant de son œuvre ?
Propos recueillis
par Zouhour HARBAOUI