Présenté dans sa première version lors des Journées cinématographiques de Carthage, le documentaire de Mahmoud Jemni, «Non/Oui» est un réquisitoire contre la ségrégation raciale en Tunisie, et, par là même, contre le déni d’un grand nombre de Tunisie pour qui elle n’existe pas dans le pays.
«Non/Oui» est le documentaire de Mahmoud Jemni, actuellement en work process, c’est-à-dire que la version définitive est en cours de finition ; une version définitive qui sera allégée par le réalisateur et remixée par la monteuse tunisienne et africaine Kahéna Attia. Nous avons pu voir la première monture lors des Journées cinématographiques de Carthage ; Mahmoud Jemni ayant tenu, par la programmation de ce doc., à rendre hommage à feu Néjib Ayed.
«Non/Oui» est la troisième et dernière partie d’une trilogie pensée par le réalisateur ; trilogie intitulée «Douleur et résistance», qui comprend «Coloquinte» (2012) et «Warda la passion de la Vie» (2015). Avec son dernier volet, Mahmoud Jemni a mis en avant les «blessures symboliques et psychologiques héritées d’une longue histoire liée à celle de l’esclavage, histoire et réalité encore occultées en Tunisie».
Un groupe de Tunisiens noirs, composé, entre autres, de Saadia Mosbah (activiste de la société civile), de Salah Barka (styliste), et Farhat Debbech (homme de théâtre), se rendent à une zarda dans le Sud tunisien. Cette zarda est en hommage à une femme noire qui s’installa en Tunisie, se maria à un Tunisien blanc, et qui est l’ancêtre des habitants de la région.
Cette zarda est un prétexte au sujet du documentaire à savoir la ségrégation raciale.
«Oussif» n’est pas «Assoued»
A travers «Non/Oui» et ses personnages, Mahmoud Jemni a voulu faire une «autopsie psychosociologique, où la culture, la sociologie et l’histoire s’entremêlent pour mettre en exergue, à la fois la douleur et la résistance d’une frange des concitoyens» tunisiens. Chacune des personnes apparaissant dans le documentaire témoigne de son expérience de victime de la ségrégation raciale. Tunisiens, certes, mais surtout noirs, et, donc, pour nombre de Tunisiens, descendants d’esclaves.
Or, tous les Tunisiens noirs ne sont pas tous descendants d’esclaves, puisque certains d’entre eux sont descendants de caravaniers, donc de commerçants, qui ont décidé de s’installer dans le Sud tunisien. Ce qui est dit par une jeune intervenante, parlant de ses origines.
Rappelons que l’esclavage a été aboli en Tunisie par Ahmed 1er Bey, et ce, le 23 janvier 1846. Cependant, il faut remarquer, comme l’a fait Saadia Mosbah dans le documentaire, que ce bey l’a décidé parce que sa propre mère (Francesca Rosso di Sofia qui prendra par la suite le nom de Lalla Jannati Beya) était, elle-même, une esclave, mais blanche… Rappelons, aussi, que, sous l’influence de la société civile, feu le président Béji Caïd Essebsi, le 22 janvier 2019, a proclamé le 23 janvier comme étant «fête nationale de l’abolition de l’esclavage et de la traite».
Notons aussi qu’il y a le poids des noms de famille dans l’assimilation de Noir égal esclave. En effet, les esclaves noirs étaient appelés «Abd» ou «Chouchen», les blancs «Mamluk» ou «Saqlabi», les berbères «Akli». Certains descendants d’esclaves noirs souffrent encore du fait que, sur leur extrait de naissance, le mot «atig» soit encore mentionné avant leur nom de famille ; «atig» signifiant «affranchi par» et le nom de famille celui de la personne qui a affranchi leur aïeul.
L’accent est, également, mis sur les vocables utilisés, quotidiennement, pour désigner ces citoyens à la peau noire, et qui ont, au fil du temps, perdu leur signification réelle. Les Tunisiens «blancs» confondent, volontairement ou non, certaines appellations comme «Oussif», qui ne signifie pas noir mais esclave, et «Assoued», qui, lui, signifie Noir.
Un autre sujet de documentaire
Pour certains Tunisiens «blancs», Noirs en Tunisie est synonyme de personnes venant d’ailleurs, et non de citoyens tunisiens, tombant dans un déni total. Un étudiant en théâtre a témoigné que sa prof pensait qu’il était un Africain subsaharien. Il a joué le jeu. A chaque fois, cette prof disait des méchancetés sur lui, croyant qu’il ne comprenait pas. C’est après qu’il lui a révélé qu’il était tunisien tout comme elle.
Ce témoignage a mis le doigt sur un autre problème : le racisme envers les Africains subsahariens vivant en Tunisie. Cette question mérite à elle seule un documentaire, d’autant plus que dans «Non/Oui», ce racisme est évoqué, également, par l’intervention de la députée Jamila Ksiksi et d’un étudiant congolais. Jamila Ksiksi a parlé, lors d’une rencontre informelle avec des jeunes noirs, du racisme, et de l’Union africaine. Bien que les Tunisiens noirs et les Africains subsahariens souffrent de racisme, il est plus fort et plus latent envers les premiers puisqu’ils sont dans leur pays ; les Africains subsahariens sont amenés à quitter un jour la Tunisie.
Même si ce passage est comme une allusion au racisme en général, il vient faire comme tache dans «Non/Oui». Peut-être que le réalisateur a laissé ce passage pour mettre en avant la «Loi fondamentale sur l’éminination de toutes les formes de discrimination raciale», adoptée le 9 octobre 2018 par l’assemblée du peuple. Une loi sur le papier mais qu’il reste encore à exécuter. Et là, il y encore beaucoup à faire.
Nous pensons que la version finale de ce documentaire devrait être projetée dans les écoles, les lycées, les universités et même à la télé pour toucher et sensibiliser un plus grand nombre de personnes.
Zouhour HARBAOUI