Le long métrage de Walid Tayaa «Fataria» est loin d’être une comédie abêtissante ! Elle est même très percutante, faite avec une certaine intelligence, quand on sait lire entre lignes ou plutôt entre les séquences et les plans. Son atout : avoir mis la vie quotidienne au sommet.
Certains ont adoré. D’autres n’ont pas aimé. En tout cas, ce que l’on peut écrire, c’est que «Fataria» de Walid Tayaa ne laisse pas indifférent. Une sorte de provocation de la part du réalisateur ? Sûrement ! Il a réussi, en toute simplicité, à poser un problème en mettant de manière burlesque la vie quotidienne au sommet : qu’ont à faire les Tunisiens des rencontres, des colloques, des sommets entre les «grands de ce monde» quand leur vie de tous les jours est un véritable casse-tête ? Il aurait pu mener son sujet autrement et faire dans la «masturbation intellectuelle», comme certains réalisateurs. Il a choisi de faire rire et c’est tout à son honneur ! Car le rire fait oublier les malheurs.
Le sommet arabe de 2004 n’est qu’un prétexte pour une mise en avant, de manière drôle, des problèmes quotidiens. Et pendant que la radio annonce que ce sommet apportera la grandeur à la Tunisie et mettra en avant le pays, chacun vaque à ses occupations et essaye de résoudre ses problèmes.
Une sorte de fresque à la Botero
«Fataria» est une sorte de fresque à la Botero. Des personnages haut en couleurs qui sont ronds non pas par leur physique comme dans les tableaux de l’artiste colombien, mais dans leur manière d’être eux-mêmes. Walid Tayaa a choisi des individus particuliers mais qui rassemblent, à peu près, ce qui constitue la majeure partie de la population tunisienne : un vieil homme qui vient à la capitale pour se soigner, un électricien (donc un travailleur manuel) qui doit faire face à des fils emmêlés, une mère de famille essayant de joindre les deux bouts comme elle peut, et une chorégraphe de danse contemporaine incomprise.
Deux hommes, deux femmes autour desquels gravitent d’autres personnages qui leur donne du relief. Chacun de ces individus doit faire face à des problèmes personnels mais des problèmes qui concernent tout le monde.
Ammar (Issa Harrath) vient à Tunis pour se soigner. Il n’a qu’une idée en tête rencontrer le cardiologue pour pouvoir repartir le soir même. On lui donne un rendez-vous pour dans trois mois. Ce qu’il n’admet pas. On le fait passer de bureau en bureau, de service en service, etc. Une réalité quotidienne pour nombre de patients qui perdure jusqu’à présent. Les malades sont malmenés, maltraités, surtout ceux venant de l’intérieur du pays vers les grandes villes que ce soit à Tunis, à Sousse, ou encore à Sfax ; d’autant plus que ces personnes sont, pour la plupart, analphabètes. Il suffit de se rendre dans n’importe grand hôpital pour en faire le constat de visu.
Les fils imbriqués de la société tunisienne
Hamadi (Jamel Madani), l’électricien, lui doit réparer un réseau défectueux dans un immeuble vétuste. La situation de ce personnage est à elle seule un nœud à problèmes. D’abord, à travers cet individu, c’est une mise à l’index de l’état de nombre d’immeubles à Tunis (il en est de même dans les autres dites grandes villes). Des immeubles non entretenus par leurs propriétaires tunisiens qui thésaurisent au lieu de réparer. Des immeubles gérés par des sociétés tunisiennes représentant des propriétaires étrangers ayant quittés le pays et dont les biens ne peuvent ni être vendus ni être cédés. Des immeubles vétustes dont l’installation électrique date de Mathusalem. La décrépitude de l’immeuble dans «Fataria» est non seulement marqué physiquement par ces fils, mais, également, de manière plus abstraite avec cette histoire que l’endroit est hanté. Il est, généralement, bien connu que se sont les vieilles demeures qui sont les lieux préférés des esprits…
On peut se demander si ces fils électriques emmêlés ont une autre signification. A notre humble avis, oui ! Ils représentent les situations imbriquées de la société tunisienne dans toutes ses composantes, symbolisée par les habitants de l’immeuble. Un véritable méli-mélo qu’un briquet de tentative de démêlage suffirait à faire exploser. D’ailleurs, c’est ce qui survient quand Hamadi arrive à tout démêler. C’est littéralement un véritable coup de foudre pour Naziha, le personnage incarné par Sabeh Bouzouita, une quinquagénaire divorcée, qui charme Hamadi. Ce personnage féminin est synonyme de solitude. Malgré le fait que l’immeuble soit habité, c’est pratiquement chacun pour soi et Dieu pour tous. Naziha trouve une échappatoire à sa solitude grâce à Hamadi.
Une dealeuse joyeuse et pleureuse
Pour nous, le personnage le plus en haut en couleurs est sans aucun doute Salha (Rim Hamrouni). Cette mère de famille n’a qu’une idée en tête gagner de l’argent par n’importe quel moyen (sauf la prostitution), pour subvenir aux besoins de sa famille. En une journée, elle devient pleureuse au décès d’un voisin, boute-en-train lors de la préparation du mariage de la fille d’une voisine. Et entre les deux, dealeuse de shit, vendeuse d’alcool et expéditrice de malades à un infirmier travaillant à l’hôpital.
Le personnage est un véritable phénomène, même dans son prénom… Cependant, même si Walid Tayaa a poussé la caricature, il n’en reste pas moins que Salha représente toutes ces femmes des cités populaires qui essayent de joindre les deux bouts.
Il fallait un personnage en contradiction sociale avec Ammar, Hamadi et Salha. Le réalisateur a créé Nadia (Nadia Saïji), une chorégraphe contemporaine qui tente de vivre de son art, comme tant d’artistes en Tunisie et ailleurs, et qui se retrouve confronter à la réalité de la société. Elle est dans sa bulle, dans son monde, complètement en décalage avec ce qui se passe vraiment. Et le jour où elle doit y faire face, comme la corruption de la police, elle est presqu’incrédule. Privée de première de son spectacle, elle accepte d’animer la soirée de circoncision du fils du «corrupteur» ; ce dernier croyant que les deux danseuses de la chorégraphe étaient des «Zina wa Aziza». Quand les filles ont commencé à danser de manière contemporaine, les invités à la circoncision se sont posés des questions à cause d’un problème accessibilité ; l’art contemporain n’est pas compréhensible de tout le monde. Mais ce qui a provoqué leur débandade c’est quand les danseuses ont fait un mouvement et une gestuelle d’acte sexuel…
«Fataria» est, aussi, présenté comme un puzzle dont les parties s’assemblent pour donner le tableau final. Chaque personnage a son histoire, mais, à un moment ou à un autre, certains arrivent à se côtoyer par un fil conducteur, représenté par un tiers. Ammar rencontre l’infirmier à qui Salha envoie des patients. Celle-ci va à l’hôpital réclamer son dû ; dans la salle d’attente Ammar est là. Salha rencontre Nadia car son époux travaille sur le chantier qui empêche la chorégraphe contemporaine de répéter. Les trois (Ammar, Salha et Nadia) se retrouvent dans le panier à salade dans le tableau final, pendant que le mari de Salha et Naziha sont transportés, chacun de son côté, à l’hôpital.
C’est assez amusant de voir ce parallélisme entre le véhicule des secours et celui de la police. C’est même très symbolique…
Zouhour HARBAOUI